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La littérature du sous-sol
9 juin 2009

Julien Gracq en passant

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     Lu dans Lettrines: "Dans la chasse au mot juste, les deux races: la race des oiseleurs et celle des traqueurs: Rimbaud et Mallarmé. Le pourcentage des seconds dans la réussite est toujours meilleur, leur rendement peut-être incomparable _ mais ils ne rapportent pas de gibier vivant."

     En parallèle je relis Un Balcon en forêt, relecture que j'appréhendais un peu et qui tient au delà de ses promesses. Et il est difficile de ne pas voir dans cette écriture précise, tendue, souple, toute en attentes et approches successives,  l'infinie patience et l'habileté d'un maître oiseleur.

     Le coeur du récit lui-même peut se lire comme une gigantesque métaphore de l'écriture gracquienne: l'aspirant Grange, délicieusement perdu dans la forêt des Ardennes, oublieux d'une drôle de guerre qui devra bien l'écraser un jour, rencontre la jeune Mona au détour d'un jour pluvieux, diablesse ou fée sautillante, silhouette qu'il suit silencieusement et dont d'instinct il cherche à se saisir _ sans l'étouffer.

    "(...) La laie s'enfonçait peu à peu dans la pire solitude; l'averse autour d'eux faisait frire la forêt à perte de vue. "C'est une fille de la pluie", pensa Grange en souriant malgré lui derrière son col trempé, "une fadette _ une petite sorcière de la forêt". Il commença à ralentir le pas, malgré l'averse, il ne voulait pas la rejoindre trop vite _ il avait peur que le bruit de son pas n'effarouchât ce manège gracieux, captivant, de jeune bête au bois. Maintenant qu'il s'était un peu rapproché, ce n'était plus tout à fait une petite fille: quand elle se mettait à courir, les hanches étaient presque d'une femme; les mouvements du cou, extraordinairement juvéniles et vifs, étaient ceux d'un poulain échappé, mais il y passait par moments un fléchissement câlin qui parlait brusquement de tout autre chose, comme si la tête se souvenait toute seule de s'être déjà blottie sur l'épaule d'une homme. Grange se demandait, un peu piqué, si elle s'était vraiment aperçue qu'il marchait derrière elle: quelquefois elle s'arrêtait de côté sur le bord du chemin et partait d'un rire de bien-être, comme on en adresse à un compagnon de cordée qui monte derrière vous par un matin clair, puis, des minutes entières, elle semblait l'avoir oublié, reprenait son sautillement de jeune bohémienne et de dénicheuse de nids _ et tout à coup elle paraissait extraordinairement seule, à son affaire , à la manière d'un chaton qui se détourne de vous pour un peloton de fil. (...)"

     Cette poursuite, qui est avant tout une séduction, n'est pas sans rapport avec une autre poursuite-séduction poétique, celle d'"Aube", du Rimbaud que Gracq considère comme le modèle de l'oiseleur qui sait s'emparer de sa proie vivante. Mais bien sûr Grange n'est ici qu'un traqueur pataud, improbable, soumis déjà à la petite Mona: c'est elle le véritable oiseleur du récit. La fin pour Grange sera d'ailleurs bien ironique, mortellement blessé, réduit à écouter "le bourdonnement de la mouche bleue qui se cognait lourdement aux murs et aux vitres". Le narrateur a immédiatement choisi son camp: à l'affût du moindre bruissement, il chasse le mot juste tantôt en sautillant tantôt en restant immobile, quitte à paraître vaporeux ou superficiel. Pour ma part, je trouve ses prises éblouissantes.

     Même si on n'aime pas la chasse, oiseleur à la façon de Julien Gracq: un bien beau métier.

(et au fait, gens qui passez, pour attraper le mot juste, quelle est votre approche? Plutôt oiseleur, traqueur, cueilleur, mitrailleur, pilleur, cultivateur, disséqueur, dresseur, écorcheur, apprivoiseur ou chanceur?)

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Commentaires
M
@ Clarinesse: "Balcon en forêt", oui, tout pourrait être cité (ce n'est pas du patalyrisme;).
C
Ah ! J'adooore Gracq ! Autant que je puisse en juger, ne connaissant pas tout, le plus grand styliste du XXème ! Le premier que j'aie lu, "Un Balcon en forêt", aussi, fut l'un plus grands enchantements de mes lectures : puissant jusqu'à en devenir hypnotique. Le passage que vous citez, bien sûr, et celui-ci, aussi, qui est du diamant brut :<br /> http://l-oeil-du-vent.over-blog.com/article-15589465.html
M
@ PMB: lecture de la fin d'"Un Balcon en forêt" pour son incinération, je ne le savais pas. Choix pour le moins judicieux. Pas lointain, et en tout cas oeuvre non distante, je suis bien d'accord.<br /> <br /> @ koala: en effet, et c'est _ entre autres _ LE romancier de l'attente (activité humaine la plus humaine qui soit, peut être _ les animaux attendent-ils quelque chose qu'ils ignorent?) avec toute la tension que ça implique.
L
Tu n'as pas tort Marc, moi aussi j'ai cru percevoir un petit quelque-chose par-delà l'apparente immobilité des choses, la plasticité quasiment figée de tout ce que décrit l'auteur et de tout ce qui compose son décor - à croire par moment que le cri des mouettes s'étouffe lui-même dans leur gorge et qu'elles seraient capables, les bougresses, de faire du sur-place au-dessus des méandres ménagés aux piles des ponts de Beaugency ou de Saumur. En fait il y a aussi une menace lointaine, comme un orage qui approche; c'est net en tous cas dans les Scythes, qui evidemment n'est pas sans rapport avec le désert des Tartares de ce point de vue (tout le monde faut la comparaison, personne n'ose l'évoquer, avec l'impression coupable de malanger torchons et serviettes; pourtant ça n'est pas si évident). Bref, avec Gracq, l'orage gronde au loin mais on est pas certain de se le prendre sur la tronche. Peut-être ne s'agira-t-il que d'une pluie fine.
P
Lors son incinération à Montreuil-Juigné fut lue la fin d'Un Balcon en forêt.<br /> <br /> Ne pas croire que Gracq était quelqu'un de lointain. Juste discret, et pas dupe des flatteurs intéressés.<br /> <br /> Pas lointain, en tout cas, pour ces anonymes le remerciant, sur le recueil de condoléances, d'avoir aidé leur fils lycéen à faire un exposé.<br /> <br /> PS Le Rivage des Syrtes fut pour moi une lecture assez accore. Je n'ai atteint la fin que pour avoir été bloqué dans une interminable surveillance d'examen. Mais je ne le regrette pas.
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