On ne se méfiera jamais assez de la littérature
Parfois, il se produit des choses étranges, même sur un plateau de télévision du service public. C'était hier au crépuscule, dans La Semaine critique, animée par FOG, émission toute nouvelle qui ressemble diablement à d'anciennes, mais peu importe, le spectateur a besoin de repères. Là, on est dans le concept actualité culturelle polémique, la polémique primant quelque peu sur le culturel comme on s'en doute, avec à chaque fois trois invités notables dont au moins un très énervant et deux autres qui ont toutes les raisons de s'en prendre violemment au premier + quelques chroniqueurs qui affichent dès que possible leur non-neutralité. La formule a fait ses preuves. La semaine dernière la tête à claques était Alain Minc (ça n'avait pas l'air de lui déplaire, l'habitude, sans doute), et ce vendredi on passait à la vitesse supérieure avec Marine Le Pen.
Télévisuellement parlant, tout allait bien, chacun faisait son job au mieux: Boris Cyrulnik psychanalysait le Front National en deux temps trois mouvements, Caroline Fourest mitraillait tous azimuts (son angle de prédilection restant sans surprise l'électorat intégriste), Alain Mabanckou évoquait conjointement passé colonial français et hospitalité congolaise. Marine Le Pen, au centre d'à peu près toutes les interventions, répondait avec assurance, connaissant par avance la nature des différentes attaques ou insinuations et ramenant sans grande difficulté tout sujet à des slogans familiers, sous les applaudissements de quelques sympathisants ayant spontanément souhaité être présents sur le plateau. Pour tout dire, l'anti-lepénisme s'exprimait de manière plutôt convenue, presque mécanique _ même le clown vitrioleur de service, Nicolas Bedos, ne lui infligea finalement qu'un sketch à la méchanceté feinte, une causticité non dépourvue de complicité sinon de tendresse, au nom de la fraternité des infortunés fils/filles de. En somme, Marine devait être bien contente d'être venue là, elle maîtrisait l'exercice punchy et confirmait, s'il en était besoin, qu'elle et ses idées s'intégraient de plus en plus aisément dans le paysage politico-médiatique, un paysage il est vrai de plus en plus perméable à la dé-diabolisation.
Il y eut pourtant un moment difficile, où l'on vit la prochaine présidente du parti embarrassée, vacillante, presque perdue. Un coup qu'elle n'attendait pas, une question d'une rare violence qui la fit longuement tituber. Le bourreau? David Abiker, qui lui demanda sans détour, l'infâme, quelles étaient ses lectures, et plus salaud encore, quel était son panthéon littéraire. En privé, Marine aurait certainement su quoi dire: "mais de quoi tu parles, ducon? tu crois que j'ai que ça à foutre, lire des bouquins de fiottes?", là il fallait une réponse, vite, une réponse télévisuellement valable, de préférence une réponse qui s'inscrirait dans son image de leader new look intransigeante mais pas obtuse, populaire mais pas plébéienne, moderne mais pas moderniste. La réponse tardait à venir, reculait à coup de préambules inutiles et n'en était que plus attendue. Pour s'en sortir, elle fit mine de déceler une agression sournoise, un interrogatoire idéologique (comme si la question suivante allait être: "Et Mein Kampf, hmm? combien de fois l'avez-vous lu en famille, hmmm?"). Peine perdue: David Abiker, décidément sans pitié, certifia à plusieurs reprises qu'il ne cherchait surtout pas à la coincer, qu'il désirait savoir, vraiment, par pure curiosité _ et le pire, c'est qu'il était visiblement sincère. Il fallait donc répondre. Mais quoi? La réponse authentique risquait d'être "rien", ou alors il s'agirait de références pas bien dicibles. Les yeux bleus ironico-dominateurs virèrent au vague, entre deux considérations embrouillées des noms finirent par émerger sans conviction, Dumas, Simone Weil, quelques autres, les lectures de jeunesse, de plage et de réflexion s'entrechoquant dans une confusion un peu pénible. Bref, Marine Le Pen, obligée de passer brutalement de combattante politique à interviewée culturelle, ne parvint pas à dire quoi que ce soit d'enthousiaste ou simplement positif sur ses hypothétiques et peu nombreuses lectures préférées...
De là à dire que David Abiker, ce sniper malgré lui, gâcha toutes sa soirée, ce serait excessif. Mais enfin on imagine que ce flottement prolongé ne fut pas très agréable à vivre, et peu rentable d'un point de vue électoraliste. Saloperie de littérature. Même quand on ne s'y intéresse pas, on vous l'envoie à la gueule un jour ou l'autre. Parions donc que dans les semaines à venir de dynamiques conseillers en communication veilleront à fournir quelques fiches-lectures brèves et pertinentes aux principaux responsables de notre cultivée contrée.
De notre côté, dans le sous-sol, méfiants par nature et n'aimant pas être pris au dépourvu, nous lisons régulièrement des livres, au cas où un jour nous croiserions la route sanglante de David Abiker. La preuve dans les prochaines chroniques.