Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La littérature du sous-sol
2 mai 2009

Pourquoi lit-on encore des romans?

                                          1240972604780

    Que peut-on, ou que doit-on attendre d'un roman? Comment s'explique son incroyable vitalité, et pourquoi de plus en plus d'esprits éclairés ou ombrageux annoncent son dépérissement, voire sa putréfaction accélérée? Questions assurément complexes, ouvrant sur des boulevards de discussions oiseuses. Tâchons cependant de suivre une piste, à la suite de la très simple mais stimulante hypothèse d'Albert Camus, telle qu'il la formule dans une célèbre page de L'Homme révolté:

"Qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n'est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l'homme. Car il s'agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l'amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin et il n'est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leur passion, Kirilov et Stavroguine, Mme Graslin, Julien Sorel ou le prince de Clèves. C'est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n'achevons jamais."

      Le secret du roman tiendrait donc dans la réalisation, par l'écriture, de ce rêve follement humain: accéder à une unité que la vie nous interdit. Le roman est cette fiction où l'individu n'est plus soumis à l'éparpillement du temps, au sentiment de l'absurde qui naît du décalage entre notre conscience et le monde, aux approximations de nos volontés défaillantes.  Cette analyse peut paraître simplette, psychologisante, scolaire _ de fait, elle inspire un nombre incalculable de sujets de dissertations en fac: I) oui! les grands personnages romanesques nous offrent le rêve de destins complets (Rastignac gna gna gna, Jean Valjean gni gni gni). II) ah! mais non! depuis le Nouveau roman, les destins romanesques sont inopérants. III) finalement, plutôt que les romans du destin, ne faudrait-il pas parler des destins du roman? (hin hin hin).

     Pourtant, la perspective de Camus est intéressante à plus d'un titre: elle permet d'évoquer la création romanesque dans sa diversité (des romans d'aventures les plus dépaysants aux romans les plus introspectifs), et surtout elle prend en compte la réponse des lecteurs la plus spontanée ("je lis des romans pour m'évader") tout en la dépassant: il ne s'agit pas de s'évader hors du monde, il s'agit de revisiter notre monde "corrigé", pas dans le sens du plus heureux (la majorité des romans lus et relus sont très sombres), mais dans le sens du plus cohérent: une vie misérable encore, mais une vie qui fait sens. Notons au passage que cette analyse déborde les frontières du roman stricto sensu (ce qui est normal, les frontières du roman étant mobiles) et peut notamment s'appliquer à la quête de l'écriture autobiographique, du moins dans sa forme la plus systématique (la plus naïve?): Rousseau reconstruisant sa vie mot à mot, faisant de son existence vagabonde une trajectoire.

     Reste à savoir si cette conception, que Camus expose en 1951, est encore d'actualité aujourd'hui. En réalité, sa remise en cause apparaît très tôt. Pour ne prendre qu'un exemple, un certain Jean-Bertrand Barrère, spécialiste de Victor Hugo, déplore dans La Cure d'amaigrissement du roman (1963) la "dissolution de la personnalité", la prééminence des "choses" sur les humains, la prolifération descriptive, pour conclure de façon radicale: "entre la mentalité du héros de roman au XIX° siècle et celle du personnage au XX° siècle, la réalité subie l'emporte sur la réalité agie." Les romans de l'ère du soupçon définie par Nathalie Sarraute, plutôt que proposer des "destins", exhibent l'éparpillement et la discontinuité, et le personnage, démembré ou fantomatique, erre dans des univers où il n'a que faire. 

     Cette tendance de l'"anti-roman", du "nouveau roman" et leurs descendants a-t-elle cependant triomphé? Rien n'est moins sûr. Il suffit de considérer quelques romans français contemporains qui ont connu un succès certain (à commencer par L'Elégance du hérisson) ou ont été couronnés par un prix (le dernier Goncourt, Syngué sabour, entre autres) pour constater que le personnage qui "court jusqu'au bout de son destin" reste au coeur de la construction romanesque, et que le lecteur, insatiable rêveur mélancolique, veut revoir à l'infini des figures humaines qui "finissent ce que nous n'achevons jamais".

      

      

Publicité
Publicité
Commentaires
M
@ Gondolfo: bonnes formulations! (tu maîtrises même l'art de l'ouverture en fin de 3° partie, bravo!). Blague à part, c'est vrai que la pente naturelle de ma pensée me pousse vers le systématique, même sur des sujets qui ne s'y prêtent guère. D'accord avec ton idée de "basculements", c'est assez fascinant de voir ces aller-retours dans l'appréciation des romans. Et ta précision sur la "question ouverte" me paraît très juste: même dans les romans les plus "classiques", le mot de la fin n'est, heureusement, que rarement univoque (à part dans les romans moralisateurs que Camus appelle, toujours dans "L'Homme révolté", les romans d'édification, et qui sont par cela même plutôt calamiteux); c'est aussi ce qui fait, sans doute, un personnage romanesque marquant: une trajectoire "jusqu'au-boutiste" (et à ce titre enviable), mais dont l'interprétation n'est pas close (les héros de Dostoïevski, auxquels Camus ne cesse de revenir, sont caractéristiques de ce double mouvement: netteté de leur "destin" ET impossibilité de les réduire à un type romanesque unique). <br /> @ Don Lo: je n'ai pas la réponse, ô cultivé flatteur! Mais merci ;)
D
Comment peut-on être, comme toi, aussi cultivé, documenté, clair et pertinent, tout en résistant victorieusement à toute tentative de flatterie aussi éhontée que méritée ? La question mérite d'être posée.
G
Mouvements, basculements. On trouve me semble t il autant de réponses que d'écrivains et de lecteurs. Querelle des anciens et des modernes où les anciens finiront bien par redevenir modernes. <br /> <br /> Point fort l'évasion ainsi permise et le proposition de forme qui peut devenir style pour peu qu'on lui donne le temps de s'imposer.<br /> <br /> Et une question lancinante : quand faut il inscrire fin ? Tant il est vrai que la fin peut être une promesse de lendemain ou une question ouverte sur le monde. Sait on même si la mort du héros, de l'écrivain ou du lecteur est le dernier mot, la dernière vision, la dernière luminescence ?<br /> <br /> Thèse, antithèse. Sainte thèse ?
M
@ Marie: ah ça oui, le grand public est archi partant pour les romans "enthousiasmants", on est bien d'accord (j'en parlais dans un billet de mon blog ancienne formule: "Le public veut de belles histoires"). Pour ce qui est de la "révélation" et du sentiment d'amitié avec l'auteur qui s'ensuit, oui encore, mais surtout, à mon sens, quand le roman nous emmène beaucoup plus loin que la simple reconnaissance d'un sentiment ou d'une expérience commune.<br /> <br /> @ Ouam: merci à toi. "La fille perchée", je note.
O
Non, pas chiant ce billet, je t'assure. Il me rappelle ce propos de Judith Lesur, copine des (h)auteurs et surtout romancière de très grand talent (La fille perchée, chez Nicolas Philippe), réalisatrice itou, "écrire, c'est rechercher une cohérence".
La littérature du sous-sol
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité