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La littérature du sous-sol
16 avril 2011

La littérature d'imagination: quand où pourquoi comment pour qui?

                                               Monde_imaginaire

 

      Le printemps a beau être revenu, je me garderais bien de me frotter à de si épineuses questions. Par contre, les poser à un praticien qui connaît son affaire, ah ça oui j'en suis capable. Ecoutons donc Laurent Gidon-Don Lorenjy, auteur entre autres d'Aria des brumes, de la série romanesque qui suit les aventures colorées de Djeeb, et de moult nouvelles où l'imagination _ mais pas que _ est à l'honneur.

 

 

1) Pourquoi, selon toi, la littérature de l'imaginaire connaît-elle un succès certain auprès du lectorat tout en restant sinon méprisée, du moins ignorée par les "prescripteurs"/critiques/théoriciens traditionnels de la littérature dite générale? Notamment, que penses-tu de l'étiquette "littérature jeunesse" qui reste bien souvent associée dans l'esprit des "littéraires"?

 

Il y a beaucoup de raisons à cela, souvent liées entre elles.

Pas mal d’adolescents lisent de la SF ou du fantastique à l’âge où ils souhaitent s’évader de leur quotidien. Puis ils grandissent, le quotidien les rattrape, et ils peuvent considérer avec mépris la période précédente et ses lectures. C'est de la psychologie à deux balles, mais c'est quand même possible.

Je n’ai pas de chiffre sur le poids du secteur jeunesse dans l’imaginaire, mais une bonne part des publications me semblent dirigée vers les jeunes, voire les enfants : les tables des libraires sont couvertes de SF, de fantasy et de fantastique pour des âges allant de 6 à 15 ans. Cela pèse peut-être sur l’image du genre.

Plus techniquement, l’imaginaire s’inscrit souvent dans une filiation touffue qui oblige presque à lire tout le corpus antérieur pour comprendre et apprécier l’apport d’un nouveau texte. Ce que nombre de critiques ne font pas, bien sûr, puisque les lecteurs ne le feront pas non plus (à part les acharnés). Ce qu’on ne comprend pas, on en vient vite à le mépriser. C’est sans doute pourquoi, quand des auteurs estampillés littéraires se risquent dans la SF ou le fantastique, ces mots sont bannis de toute communication. Quand c’est de la littérature, ce n’est forcément plus de la SF.

Il y a aussi le phénomène de la littérature d’exploitation, dans laquelle s’engouffrent des auteurs à la plume facile, soutenus par des éditeurs qui auraient tort de se priver : ça se vend très bien. Là encore, on a un effet de masse qui cache les vraies valeurs du genre.

Les choix graphiques jouent sans doute beaucoup. Pour une collection Ailleurs et Demain (Robert Laffont) aux couvertures métallisées mais sobres, combien de vaisseaux spatiaux et de filles à gros seins ? Même chez les fans, les graphismes habituels sont très critiqués. Pourtant, c’est ce qui s’achète : les chiffres contredisent le bon goût et n’aident pas à donner une image littéraire aux œuvres qui le mériteraient.

On peut regretter aussi le manque de figures légitimes des genres de l’imaginaire en France. Il n’y a pas, en face des Bogdanof ou de Werber, des auteurs dont le rayonnement hors littérature crédibiliserait le genre comme ont pu le faire Asimov, Tolkien ou Clark dans le monde anglo-saxon.

Enfin, il y a la tradition bien ancrée que l’imaginaire est une affaire d’idée, de concepts innovants, et non de personnages, de style ou d’ambition formelle. Si le genre lui-même se revendique ainsi, pas étonnant qu’il soit perçu comme peu littéraire.

Tout le monde a sa part de responsabilité, auteurs, éditeurs, libraires, critiques et lecteurs. Après, est-ce qu’on doit absolument courir après la reconnaissance de Saint Germain des Prés ?


2) Penses-tu qu'un auteur "d'imagination" aborde différemment son oeuvre qu'un auteur qui évolue dans des univers plus "réalistes"? Disposition d'esprit, sources d'inspiration, type de plaisir recherché/suscité, conception des personnages etc. Ou dit autrement: peut-on parler d'une ligne de démarcation nette, ou bien les ponts sont nombreux et les divergences ne portent essentiellement que sur les motifs, rythmes narratifs etc. (= par exemple, on retrouverait forcément des thématiques et des enjeux communs entre un chef d'oeuvre "généraliste" et un chef d'œuvre "d'imagination") ?

 

Ce que j’ai constaté, c’est qu’on attend souvent d’un auteur d’imaginaire qu’il rende compte avec précision de l’univers, de l’histoire, de l’idée qu’il a. J’ai entendu un auteur célèbre expliquer qu’il écrit pour qu’on le lise comme on regarde le fond de la mer : la prétention littéraire et la recherche stylistique troublent l’eau, alors que lui essaie d’écrire de la façon la plus transparente possible, pour que le lecteur ne voit que l’histoire, qui est au fond.

Je ne suis pas tout à fait d’accord, et si je voulais filer sa métaphore je dirais qu’une fois une certaine profondeur atteinte, on a besoin de la torche de l'écriture pour éclairer ce qui autrement serait invisible par manque de lumière.

De ce point de vue, on peut sans doute généraliser la fracture entre auteur d’imaginaire et auteur réaliste en disant que le premier fait avant tout confiance à ses idées, et le second à son âme. Ce n’est pas disqualifier l’un par rapport à l’autre : le même auteur peut écrire dans un genre ou dans un autre, mettre une fois en avant ses idées et une autre fois son être. Et il ne sert à rien de les opposer. Ce que tu dis est très vrai : un chef d’œuvre dépasse le genre et parle à chacun.

3) Quel rapport entretiens-tu avec la réalité lorsque tu crées un univers imaginaire? Transposition, excroissance, symétrie inversée, détachement complet (les ressemblances entre réalité et fiction seraient alors "fortuites"...), utopie/contre-utopie? etc.

 

 La réalité est partout quand j’écris. Je me souviens d’un auteur de SF qui affirmait qu’on avait droit à un gros mensonge au début du roman (le célèbre « Et si… ») et ensuite plus aucun ! Je passe mon temps à me colleter avec la réalité, une sorte de réalisme qui m’est propre : qu’est-ce que je m’autorise, qu’est-ce que mes personnages peuvent faire, qu’est-ce qui est logique dans telle situation, quel est le chemin logique d’une situation donnée vers celle que je veux atteindre… C’en est pénible, cette incapacité que j’ai à faire sortir un dieu de la machine.

Maintenant, de quelle réalité s’agit-il ? De celle que j’imagine ! Je ne suis limité que par mon imagination, non pas à transgresser les règles de la réalité, mais à inventer des règles logiques. Mais de quelle logique s’agit-il ? Encore une fois de la mienne. J’essaye d’éviter qu’un lecteur puisse venir me dire : « ça, en fonction du cadre de l’histoire, ce n’est pas possible ». Alors je réfléchis, je me prends la tête, parfois je me bloque et je change de logique… pénible.

Bon, maintenant, les grands mots : transposition, excroissance, symétrie inversée, détachement complet, utopie/contre-utopie… un peu tout cela, mon bon Seigneur. Disons que chacune des histoires que j’ai envie d’écrire prend place dans le cadre d’une vision du monde. Cette vision représente, en gros, ce que je vais m’autoriser dans la narration. Elle peut parfois être très étroite, proposer une toute petite excroissance de la réalité – comme dans Matin calme, nouvelle où l’on suit la promenade matinale d’un vieillard sans vraiment savoir s’il est sur ses pieds ou déjà mort – ou définir une utopie totale englobant l’ensemble de l’univers (j’exagère à peine) comme dans Et puis, Bang !. Là où l’imaginaire intervient en tant que genre littéraire, c’est justement dans l’étendue de la proposition. Une chose est sûr, à part quelques brefs défoulements sanglants j’essaie de malaxer la réalité pour l’ouvrir sur une histoire qui ne heurte pas mes convictions. Peupler la Terre de vampires ou envoyer l’humain à l’autre bout de la galaxie pour produire des scènes gore dépassées par le premier carambolage automobile sur nos autoroutes actuelles ne m’intéresse pas. Dans ce domaine, la réalité gagne toujours.

4) Pars-tu sur des schémas narratifs et des "matrices" de personnages dont le nombre te semble fini (comme Propp le formalisait pour les contes), ou considères-tu que les innombrables variantes rendent cette question inopérante? (je suis particulièrement preneur d'une réponse intégrant l'exemple de la saga Djeebesque :)

 

On rentre là dans la cuisine, et ce n’est pas facile de répondre parce que je ne me regarde pas trop écrire : je touille le brouet sans recul. En gros, j’ai constaté avec l’expérience que si je me lance dans une histoire dont je connais déjà la fin, je ne l’écrirai pas en entier : soit je m’arrête parce qu’elle m’ennuie, soit je dévie pour écrire autre chose qui me surprenne.

Maintenant, comment cela se frotte-t-il à la grille de Propp ? Il y a des intersections et des prises de distance. Mes personnages prennent gaillardement leur part des fonctions définies par Propp, mais souvent selon des intentions que l’on ne pourrait pas juger bonnes ou mauvaises. Ils ont des objectifs contradictoires, s’utilisent les uns les autres pour les atteindre avec plus ou moins de réussite, et ma fonction de narrateur consiste à isoler une chaîne d’actions, ou au moins un point de vue sur un ensemble d’actions, pour que le lecteur suive cette chaîne. Il y a rarement de situation initiale, d’épreuves qui transforment le héros pour conduire à une situation finale : le livre (ou la nouvelle) ouvre une fenêtre sur une zone d’espace et de temps qui a un avant, un après et un ailleurs.

C’est très sensible dans les Djeeb où l’on suit à la trace le personnage, on ne voit que ce qu’il voit, on ne juge une situation que par ses sens, ses envies, ses besoins. Il n’y a pas de bien ou de mal, d’amélioration à trouver pour obtenir une sorte de récompense finale. Juste un enchaînement de situations neutres qui ne prennent leur valeur narrative que parce que Djeeb s’y confronte. L’univers dans lequel il évolue pourrait se passer de lui, mais pas le lecteur qui a besoin de cette fenêtre Djeeb pour y entrer.

Et le premier lecteur… c’est l’auteur. J’utilise certainement un schéma et un nombre fini de variables comme le conçoit Propp, mais sans en avoir conscience ou en évitant d’en prendre conscience. Parce que ce que j’écris doit me surprendre. Quand un personnage entre dans une pièce, je ne sais pas ce qui s’y trouve. Je ne le vois qu’avec ses yeux. Quand un dialogue s’installe, je sais ce que veut chacun, mais je ne sais pas qui va l’emporter ou comment : je me laisse porter par ce qu’ils veulent et ce qu’ils sont. Ce qui entraîne souvent le récit dans des zones dont je n’avais pas la moindre idée en commençant.

D’où le reproche qu’on me fait de proposer des intrigues trop linéaire : une conséquence du mode d’écriture, rien d’autre. Une intrigue bien ficelée ne sortirait jamais de ma tête même si j’étais capable de la concevoir. Une fois tout bien mis en place, je passe à autre chose parce que la partie écriture d’un texte sans surprise pour moi n’est plus que de la dactylo.

5) Enfin, quelles références passées ou présentes (3 ou 4) te paraîtraient "incontournables", pour quelqu'un qui désire découvrir les richesses de cette littérature?

 

Voilà une question un peu vache, parce qu’elle trahira mon âge et me fâchera avec tous ceux que je ne citerai pas. On peut se plonger avec profit dans Jules Verne, Lovecraft et HG Wells, ne serait-ce que pour constater d’une part l’antériorité de la plupart des thèmes actuels (à part le cyberpunk, je n’ai pas l’impression qu’on ait inventé grand chose depuis), et d’autre part le côté littéraire de leurs styles. Ces auteurs n’écrivaient pas plat, en se limitant à l’histoire et à la description des décors, comme on voudrait trop souvent le faire aujourd’hui.

Sinon, il FAUT lire Dune, 2001 l’Odyssée de l’espace, la trilogie Lyonesse de Jack Vance (tellement mieux que le Seigneur des Anneaux), Tous à Zanzibar, et la Horde du Contrevent. Ceci en apéritif, bien sûr.


     

     Merci pour toutes ces réponses!

     (et doublement merci, puisqu'à l'origine je posai ces questions, il y a quelques mois, pour mon travail et non pour mon blog, dans le secret d'une correspondance internautique)

 

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Commentaires
L
Il est toujours passionnant de se pencher sur la façon dont un auteur aborde son travail. Je ne connais hélas pas (encore ?) cet auteur, mais il analyse de façon assez transparente sa propre démarche dans les méandres d'un genre qui a bien besoin de défenseurs pour ne pas être ramené à une nébuleuse plus ou moins mouvante de clichés pour la plupart dépassés...<br /> <br /> "La réalité est partout quand j’écris."<br /> <br /> "Et le premier lecteur… c’est l’auteur."<br /> <br /> Je dois avouer que ce sont les passages qui ont particulièrement retenu mon attention - sans doute parce que, toutes proportions gardées, elles répondent à ma façon d'aborder les mondes imaginaires et les personnages qui les peuplent.<br /> <br /> Pour le reste, ce genre est si riche et varié (il contient en soi toutes les autres formes de littérature) que toute personne qui ne l'aime pas, à moins d'être dans l'incapacité totale de s'adapter aux règles alternatives qui déterminent la logique interne du récit, n'a sans doute pas encore trouvé "SON" type de SFFF (science-fiction-fantasy-fantastique).
S
Je ne connaissais pas cet auteur, mais cet entretien est en tout cas très intéressant. Merci !
A
ça oui je suis bien d’accord avec toi pour Brodeck, sur le "réel remâché", mais que veux-tu, le panorama de la littérature contemporaine étant ce qu'il est, j'ai quand même trouvé ça au-dessus de la moyenne... Je crois me souvenir que tu le mettais en parallèle, photogéniquement du moins, avec Jacques Chessex, et si je me rappelle bien du Juif pour exemple, hormis le style incomparablement plus sobre de ce dernier, le sujet n’était guère plus novateur (cela dit il est Suisse, et il a de plus à sa décharge d’être mort et de pouvoir se piquer d’avoir connu les années de disette de la seconde guerre mondiale, lui…)
M
Ni d'avant ni d'après bataille, nous nageons ici en pleine atemporalité, Alain :)<br /> "Le Rapport de Brodeck", ah ça oui, c'est de l'allégorie massive, pédagogique, hautement indexée sur du réel remâché... Perso, impossible d'accrocher.<br /> Julien Gracq fan du "Seigneur des anneaux",j'ignorais, mais en effet ça colle pas mal avec ses propres univers parallèles traversés de légendes et mythes de toutes sortes, y compris le très réaliste et néanmoins onirique "Balcon en forêt". <br /> Les autres alternatives que tu évoques, eh bien je note, merci!
A
J’arrive encore après la "bataille"… Excellent article. Je me suis récemment vu replonger dans le souvenir que j’avais d’un recueil de nouvelles de Jaworsky à la lecture du non moins intéressant bouquin de Philippe Claudel, le Rapport de Brodeck. Là aussi on est dans une forme de littérature d’imagination, bien que le fond constitue comme d’habitude depuis peu dans la littérature française une allégorie de la Lorraine sous occupation (avec les nazis et la torture sous l’Algérie française, ce sont semble-t-il nos deux poils à gratter à l’heure actuelle…), et j’ai découvert au passage que tous les deux étaient profs de lettres à Nancy (comme quoi, leur deux univers étaient peut-être voués à se rencontrer, en tout cas à mes yeux). Le recueil s’appelait Janua Vera, et il a comme Gagner la guerre reçu un prix (celui du cafard cosmique, je crois !). Sinon je suis bien d’accord pour Vance et Damasio (commentaire de Marco) et j’ajouterai comme alternative pour ceux qui ne veulent pas affronter les longues descriptions de combats du troisième tome de Tolkien que le cycle de La Belgariade (David Eddings) est également un bon compromis entre l’héroïsme bravache et l’épopée de fantasy pure. Je n'en lis plus pour ma part depuis longtemps, mais j’ai ouï dire que Julien Gracq lui-même avouait une passion pour le Seigneur des anneaux (sans doute cette volonté de recréer un monde de toutes pièces, que l’on retrouve dans le Rivage des syrtes)… Quant à Dick… un incontournable, en effet…
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