Pudeurs
Parler de soi ne va pas de soi, surtout quand on a une profonde cicatrice à faire voir, ou à faire valoir. J'évoquais dans un antique billet les profiteurs de souffrance, tristes alchimistes décidés à transmuer tout drame intime en décoration de vétéran. D'autres pourtant font le choix de la pudeur, choix casse-gueule comme on s'en doute, puisque la pudeur ultime consiste à soigneusement faire silence. Dire sans exhiber, évoquer sans larmoyer, décortiquer sans aplatir, trois auteurs sur une très étroite ligne de crète.
Où on va, papa? Jean-Louis Fournier est un amuseur adepte des grammaires françaises impertinentes et autres guides pratiques décalés. D'une manière générale, il officie dans le registre potache et grinçant. Mais les hasards de la vie lui ont donné deux enfants lourdement handicapés. Que faire? Un témoignage potache et grinçant, Prix Fémina 2008. Le regard est certes novateur, décapant: le père, qui a "souvent manqué de savoir-vivre", blague autant que faire se peut sur sa progéniture qui "parle le lutin", a "de la paille dans la tête", semble être dotée d'un cou en "caoutchouc" et dont il faut se représenter le cerveau comme "une petite ampoule vacillante qui s'éteint souvent". Père indigne? L'auteur admet ne pas avoir été conforme à l'image du parent idéal qui sait voir la beauté derrière la grimace, le chant derrière le bafouillage: "avec vous, il fallait une patience d'ange, et je ne suis pas un ange". Ce que certains lecteurs semblent ne pas lui avoir pardonné, trouvant le portrait des deux infortunés trop négatif et applaudissant du même coup les mises au point bloguesques de l'ex-compagne de Fournier. Les autres apprécient au contraire cet aveu d'impuissance, ce double constat de semi-échec (l'enfant handicapé est "un miracle à l'envers"), aveu et constat rendus supportables par la drôlerie omniprésente _ pudeur oblige. Mais si certains commentateurs avisés ont parlé de malaise, ce n'est pas un hasard. Le livre est mince, très mince, et bourré de répétitions. Thomas, le fils cadet, qui répète sans cesse la même question anodine (mais au fond angoissante, dans son deuxième sens), est en quelque sorte "le roi du running gag" _ son père aussi. Tout au long des brefs chapitres, les mêmes expressions savoureuses, les mêmes situations (par exemple les dialogues volontairement absurdes avec Josée, la bonne au solide bon sens), les mêmes procédés, avec notamment les développements convenus sur tout ce qu'ils ne feront jamais et qu'ils auraient fait s'ils avaient été normaux, ou encore les paradoxes un peu poussifs sur tout ce à quoi ils échappent grâce à leurs limites physiques et intellectuelles (devenir débiles à cause de la télévision, entre autres). On en arrive à penser que l'auteur n'a, au fond, pas grand-chose à dire sur ses deux fils; quelques notations montrent pourtant que la matière était riche, que les nuances psychologiques existaient, ne serait-ce que les différences de personnalité et de destin entre Mathieu le souffrant qui savait malicieusement perdre son ballon, et Thomas l'affectueux bavard _ différences hélas à peine esquissées. On peut certes y voir la gaucherie touchante d'un père qui s'est toujours senti loin de ses "deux petits oiseaux ébouriffés". Mais également, et c'est nettement plus gênant, la volonté obstinée de placer le bon mot, de coller à un cahier des charges stipulant que le gag devra frapper à chaque page, quitte à le forcer, quitte à ce que le gag apparaisse totalement gratuit. Ce n'est pas un hasard s'il invoque, explicitement et à plusieurs reprises, les mânes de Pierre Desproges et de Hara Kiri. La sincérité du père qui éprouve "peut-être des remords" ne fait pas de doute, mais le systématisme de l'amuseur finit par anesthésier ce qui aurait pu être un triple portrait cocasse et bouleversant. Restent un regard acide et juste sur l'attitude des gens extérieurs, et quelques passages où l'émotion est là parce que l'auteur oublie enfin sa politique de pilonnage humoristique pour se contenter de décrire: "Quand on leur met le corset, ils ressemblent à des guerriers romains avec leur cuirasse ou à des personnages de bande dessinée de science fiction, à cause du chrome qui brille. Quand on les prend dans les bras, on a l'impression de tenir un robot. Une poupée en fer. Le soir, on a besoin d'une clé à molette pour les déshabiller. Quand on leur retire leur cuirasse, on remarque, sur leur torse nu, des traces violettes que l'armature en métal a laissées, et on retrouve deux petits oiseaux déplumés qui tremblent".
Tous les trois Cette fois, c'est un premier roman de Gaël Brunet. La narration est encore assumée par un père de deux jeunes enfants, un musicien dont la vie "a volé en éclats" à la mort de sa compagne. De quatuor les voilà devenus trio. Ce n'est pas un énième roman sur le deuil, pas même sur la survie ou la renaissance _ même s'il en est aussi question, c'est d'abord un roman qui suit, avec limpidité et précaution, une vie qui se poursuit malgré tout, parce qu'avec deux jeunes enfants, un veuf n'a rien d'autre à faire que vivre pleinement. Et si le narrateur se demande, comme Fournier, "où nous allons comme ça tous les trois", la réponse sera nette: pas de destination prévisible, mais un "fil d'Ariane": leurs "trois ombres emmêlées" que le soleil couchant fait se projeter "très loin dans l'herbe". D'où là encore le choix d'une succession de fragments, des instants de grâces et de vacillements arrachés à la coulée du temps. Il est souvent question de vertige et d'équilibre dans ce livre, un équilibre sans cesse menacé par les brusques souvenirs et les accès de tristesse des enfants au détour d'un Bambi ou d'une fête des mères, "comme une balançoire qui va trop vite et trop haut. De laquelle on manque de tomber à chaque va-et-vient". Alors le père multiplie les "repères", les rites, les récurrences, autant de délimitations qui éloignent les enfants de la béance. Et de manière mimétique, l'écrivain instaure un rythme paisible, une succession de saynètes où le quotidien acquiert une puissance d'apaisement peu commune, où un parc ensoleillé devient un "Eden retrouvé", où en découvrant la mer les enfants sont "ébahis" et leur père "ébahi de les voir ébahis". Cette délicatesse est servie par un style d'une grande fluidité, mais qui n'en est pas moins ouvragé, contrairement à l'écriture d'un Olivier Adam auquel certains n'ont (déjà) pas manqué de comparer l'auteur. Le lecteur se laisse volontiers gagner par cette quiétude qui se déploie au dessus du vide. J'ai cependant été nettement moins convaincu par toutes les évocations des autres; autant les deux "vies en ébullition" sont observées avec justesse, autant les silhouettes qui gravitent autour m'ont semblé sinon stéréotypées, en tout cas fabriquées à l'excès: Maw l'indéfectible ami festif armé de son djembé, la vieille voisine sainte et agoraphobe, la belle famille qui en début de repas lance sans sourciller le traditionnel bénédicité (?!)... En somme, Gaël Brunet, c'est tout le contraire de Jean Louis Fournier: à l'aise dans la sphère intime _ au point que l'on oublie plus d'une fois qu'il s'agit d'un roman tant tout semble être pris sur le vif, plein de préméditation et d'artifice quand il s'agit de parler de l'extérieur. Et c'est finalement logique, dans une oeuvre qui évoque un père décidé à "nier [sa] propre vie d'homme" pour échapper à la souffrance, considérant ses enfants comme son centre de gravité, "un trésor en même temps que [son] épée de Damoclès".
Dernières lettres à ma mère Le titre dit la vérité: ce sont les dernières lettres que Thomas Mèneret a écrites à sa mère, alors qu'il était soigné en hôpital psychiatrique pour dépression lourde. Difficile d'en parler, d'autres (peu) l'ont bien fait. Juste dire qu'il s'agit d'un témoignage d'une grande lucidité, sans la moindre afféterie, rédigé par un homme qui "zigzague entre des portes entrouvertes, si contraires", et qui permet de comprendre bien des choses.