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La littérature du sous-sol
30 octobre 2010

"Un poids, une place"

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     Nul ne l'ignore, l'ami Christian Domec, artisan-maître d'oeuvre des Penchants du roseau, tient à son titre d' "apprenti-libraire", en dépit du bon sens (des affaires), semant stupeur et consternation au pays des "professionnels". Ce qui n'empêche pas sa petite entreprise d'ignorer superbement crise et pilon. Tranquille dans son coin centrifuge, il découvre, recueille, édite, bichonne, manufacture, publie, expédie, promeut des textes qu'il estime être de qualité. Il fallait bien qu'un jour, au sous-sol, nous nous décidassions (Bescherelle 2006) à vérifier l'exactitude de l'information, faisant montre pour l'occasion d'une impartialité apte à endiguer tout débordement de sympathie.

     Commande fut donc passée. Un objet livresque arrive dans des délais postaux plus qu'honnêtes, exemplaire n°17, très bon numéro, mais franchement qu'est-ce que ça prouve. Passons donc aux choses sérieuses, une batterie de tests attend le candidat. Ecartèlement des couvertures jusqu'au décollage central; pages multi-cornées; feutre effilé tâchant de traverser la page de garde par pression insistante; exposition sur radiateur brûlant; oubli dans le jardin au soir, récupération le matin après nuit pluvieuse; prêt à enfant de moins de trois ans désoeuvré, muni d'une paire de ciseaux et doté des pleins pouvoirs; chat aux poils tombants voulant absolument dormir sur la 4° de couverture puis facétieux ou nerveux cherchant de sa patte griffue quelque rongeur à l'intérieur; café malencontreusement renversé, miettes de gâteau coagulées, grand enfant zélé jetant le tout à la poubelle. Rien à faire, l'objet conçu par l'apprenti libraire  garde une insolente tenue, sobre, souple, élégant, agréable, même au dernier stade de maltraitance il refuse de se dissoudre. Méticuleux, nous pensons un instant le passer à la machine à laver puis nous ravisons: si l'objet se défend si vaillamment, c'est que peut-être le texte qu'il sert présente quelque intérêt?

     Et il faut bien confirmer la chose: Le Souvenir de personne, de Cécile Fargue, mérite le détour. Ce n'est pas un roman, c'est une "lettre" adressée à Sébastien, jeune adolescent des rues mort d'overdose quelque part, suivie de fragments d'existence _ un bout d'existence que la narratrice partagea avec ce même Sébastien. Un témoignage? Pas tout à fait, le terme est récusé "parce qu'il y a cette idée d'à charge et à décharge, cette idée de transformer un être en étendard". Beaucoup d'épanchement sans doute, de pathos intimiste? Non plus, car "c'est un loisir de riche que d'être pour soi complaisant". Juste du factuel, le récit d'un quotidien oublié ramené à la conscience? Non encore, ça ne serait pas suffisant: "les faits ne sont jamais que les résidus de ce qui a été vécu", guère plus éclairants que ce qui peut être consigné dans tout "registre".

     Alors? On y trouvera bien sûr des faits et gestes baignés de tristesse, un magnifique portrait en mouvement, la chronologie d'un voyage au bout de la déchéance, la rage froide contre tous ceux qui contribuent à faire disparaître un Sébastien par action ou par omission, du lyrisme également _ mais tout cela emporté, dépassé par une écriture attentive, attentionnée même, évitant le double piège du voyeurisme et de la mièvrerie. Car l'attention est extrême, c'est une attention de soeur, de mère, d'amante, pour qui chaque silence, chaque inflexion de voix, chaque geste à peine ébauché, chaque occasion manquée ont beaucoup à dire. Pour aller à l'essentiel, il faut passer par les petits riens que personne ne remarque: "Parfois, par je ne sais quelle grâce, il arrive que la vérité d'un être, pourtant si complexe qu'il est impossible jamais de la saisir toute entière, se prenne soudain au fil tendu d'un détail, qu'elle s'y cristallise". Le Souvenir de personne, c'est ça: une succession de détails, une succession de grâces, au plus prêt de la vérité d'un être, Sébastien, dont tout le monde se détournait et qui avait lui-même appris à se détourner de tout le monde.

     Quelques mois d'un couple improbable, hors contexte _ de la trajectoire du garçon on ne sait pour ainsi dire rien, et sa mort annoncée ne sera pas décrite _ les amateurs de racolage seront déçus, les adeptes des tenants et aboutissants idem; mais le peu qui est noté est d'une telle intensité que Sébastien pour qui la parole était subterfuge ou effort surhumain acquiert "un poids, une place" au fil des pages de Cécile, jusqu'à faire de presque chaque instant retenu une "vie en accéléré". Pas d'étalage sordide donc, mais guère d'angélisme non plus, la pudeur passe par la poésie des mots, par de discrètes allusions à Prévert, à Brel, jamais par le souvenir édulcoré: ainsi les papis pervers, les shoots dans des toilettes puantes, la prostitution à la va-vite, les brutalités humiliantes des "clients" ou des voyous, le corps lentement supplicié, l'indifférence ou les sarcasmes des gens ordinaires, la victime devenant capable de violence obscène à son tour, devenant capable de gâcher les moments privilégiés, rien n'est caché au lecteur. Puisqu'"il n'est rien que le regard humain ne puisse soutenir".

     On comprend  que la narratrice ait attendu quinze ans pour tenir sa promesse. C'est tout le contraire de ces auteurs qui se flattent sottement d'écrire dans l'urgence. Il importait ici non pas de dire, mais de dire bien. Le Souvenir de personne n'évoque pas la misère humaine, mais avant tout l'être aimé. L'histoire d'une jeune fille qui croise son premier "Autre", prête à partager sa vie de "resquilleur", prête à partir avec lui en fous rires, "de ceux dont on se travestit dans l'espoir de voir se fendre les masques", prête à suivre sa démarche cassée, à le côtoyer aussi bien dans les petites utopies que les mornes horreurs, "submergée à chaque fois d'amour et d'effroi". Un amour total, qui continue à dire "tu" quand il s'agit de raconter, qui ne fait pas le tri, exclusif _ jusqu'à exclure, par un subtil jeu de miroir, les autres, ceux qui vivent dans les préoccupations normales.

     De fragment en fragment, on évolue dans un monde où l'on ne dit pas "merci", le mot étant truqué par les menaces de la condescendance ou devenu "trop lourd". Un monde qui voit les enfances disparaître au contact de réalités grimaçantes. Pourtant le rêve enfantin n'est jamais loin, presque à portée de main. Perchés sur un arbre sans cabane où "on fait semblant d'être les Indiens de notre histoire", ou buvant une "grande rasade de cet alcool qui rend propre" (l'eau de Cologne) comme un élixir du pauvre, ou passant aux yeux d'un "clodo" un peu fou pour "le passeur de nuit" maître de rassurantes clés imaginaires, ou comment transformer un geste de mépris et de défense _ la copine qui s'essuie la manche _ en comptine urbaine, "un deux trois", ou Sébastien mimant avec dérision et sérieux le geste du jardinier: autant de moments où le quotidien le plus désespérant semble prêt à céder aux jeunes élans de vie, où par la magie du jeu l'existence semble soudain pouvoir être autre.

     Le livre fait bonne figure, ne coûte pas cher, ne pèse pas lourd, et il prendra peu de place dans la bibliothèque. "Je me demande où est planquée ton âme", s'interroge la narratrice. 118 pages de justesse et de beauté apportent de sérieux éléments de réponse.

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Commentaires
A
Merci à mon tour pour cette intéressante (et extrêmement poétique) prescription !
M
Bah, j'ai encore une marge de 9 mois. Jouable.
G
Courant 2011 ou 2011 courant ? :)
M
Oh mais voilà qui est fort sympathiquement dit, exaltant même. Du coup, grisé comme tu t'en doutes, je crois bien que je vais écrire un billet courant 2011... et puis tiens: peut-être même deux. <br /> ...<br /> Bonnes fêtes à toi, colérique affable!
R
Tes articles sont rares, ami hédoniste, mais tellement nourrissants qu'il m'arrive de revenir picorer plusieurs fois au même avec un plaisir chaque fois renouvelé.
La littérature du sous-sol
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