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La littérature du sous-sol
4 octobre 2009

La rentrée littéraire propose aussi de bons romans

                                                  Mn_1

     Réjouissons-nous: les "coups de coeur" des libraires ne sont pas toujours grotesques. Il y a par exemple, parmi les victimes de ces violents coups de coeur (ah! petits coeurs vraiment dessinés, rouges, sur le bandeau, de quoi susciter des vocations de pyromane urbain), Les Heures souterraines de Delphine de Vigan.

     C'est l'histoire, pas follement originale, de deux trajectoires humaines en fin de course, à la recherche d'un bien hypothétique deuxième souffle: Mathilde qui se voit hachée, inexorablement, par son supérieur au sein de l'entreprise où elle accomplit pourtant un travail irréprochable, et Thibault le médecin errant dans la ville qui tente de faire le deuil d'une relation amoureuse à sens unique. Ils ne se connaissent pas, leurs luttes et leurs douleurs s'exposent dans des chapitres parallèles et brefs, le tout concentré sur un jour de printemps où leur destin cahotant va basculer... ou pas. Ils vont finir par se croiser, à coup sûr,  et si on était dans Ensemble c'est tout ils uniraient leurs solitudes pour montrer au lecteur que l'union fait la force et que douce est la vie pour qui sait espérer. Mais Delphine de Vigan n'est pas Anna Gavalda, et on l'en remercie.

     Car Les heures souterraines offrent au lecteur "une vue imprenable sur l'ampleur du désastre", il faudra suivre des vies "en voie d'extinction". On craint, bien sûr, le misérabilisme, l'écriture grise pour raconter la grisaille, le couplet syndicaliste sur la morgue des puissants, la complaisance dans l'observation des épaves. Delphine de Vigan ne tombe dans aucun de ces pièges. Son écriture est précise, attentive, au plus près des consciences, traversée parfois par un humour triste, et si elle s'interdit tout lyrisme elle sait éviter la platitude. Des éléments du décor (les poissons sur l'écran d'ordinateur) ou des détails du récit (la carte "de protection" World of Warcraft offerte par le fils de Mathilde pour lui redonner courage) prennent, au gré des événements, des allures de symboles, voire de paraboles tour à tour souriantes et amères. De même, les tensions, rapports de forces et dérives sont matérialisés dans l'espace: de la ville, "cette superposition de mouvements", au bureau 500-9 où se retrouve parquée Mathilde en disgrâce, en passant par les intersections de couloirs de métros où les "jonctions" sont illusoires ou éphémères, toute une topographie oppressante, à la fois très complète et finement esquissée, souligne la difficulté de trouver ou de retrouver sa place pour les individus silencieusement bafoués.

     En cherchant bien, on trouvera quelques fausses notes, telle cette notation si artificielle: "Aujourd'hui il lui semble que l'entreprise est le symbôle pathétique du psittacisme le plus vain", ou encore deux chapitres, vers la fin, où la symétrie des situations vécues par les deux héros "souterrains" est lourdement soulignée par des expressions rigoureusement identiques. Mais c'est bien peu dans un roman qui s'engage au coeur du réel contemporain avec une sobriété et un sérieux que je n'avais pas vus depuis longtemps, à l'aide d'un langage qui refuse le "plaisir de l'allitération ou de la rime, étrangère au sens" et les "mots sans conséquences, volatiles". Un roman qui parvient en outre à faire de morosités ordinaires un récit tendu, d'une belle humanité, et au suspense prolongé jusqu'aux toutes dernières pages.

     Alors ok: coup de coeur pour cet authentique coup de littérature qui vous assomme, sans bruit, et qui vous ouvre un peu plus grand les yeux.

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Commentaires
M
Je le mets sur la liste des romans "à lire"...
M
Merci beaucoup pour vos impressions, Marie. Tout à fait d'accord avec la disproportion dans le traitement Mathilde/ Thibault, que je n'évoquais pas dans mon billet. Effectivement, alors que l'émotion dramatique est toute entière centrée sur Mathilde enfermée dans son propre malheur (et attendant en vain l'aide de l'extérieur), le personnage plus en retrait de Thibault semble surtout là pour prendre la température collective du désarroi: lui est justement tourné vers l'extérieur, secouriste impuissant qui ne pourra rien, ni pour les vieux abandonnés, ni pour Mathilde rencontrée fortuitement. Le parallèle entre les deux permet alors de montrer que le cas de Mathilde est à la fois singulier et représentatif de toute une "communauté" disparate de gens psychologiquement isolés, massacrés selon différentes modalités.
M
Comme promis, cher Marco, je vous livre mes impressions sur le roman de D DE V.<br /> "Heures souterraines" propose le portrait croisé de deux personnages, effectivement, mais très vite, j'ai eu le sentiment que le sort de Mathilde intéressait finalement beaucoup plus l'auteur que celui de Thibault. Les chapitres consacrées à son personnage sont plus longs et beaucoup plus poignants. On assiste à la lente mise à mort symbolique d'une femme par son supérieur hiérarchique: un cas à la fois banal et atroce de conflit personnel qui tourne en harcèlement, puis en entreprise de destruction de celle qui est chargée de tous les maux, qui devient " la femme à abattre". J'ai eu un sentiment d'angoisse en lisant ce roman tant la description de l'engrenage mis en place par "Jacques" et subi par Mathilde est transcrit avec une progression lente, mais inéluctable. Pour avoir subi un peu la même chose, sur un temps Dieu merci très court,quand j'étais beaucoup plus jeune, je ne peux qu'être très touchée par un tel roman. Le personnage de Thibault, médecin estropié, devenu "urgentiste" alors qu'il rêvait d'être chirurgien, est moins marquant. Peut-être parce que moins proche de l'auteur; il est là un peu comme une illustration, un renfort dans la narration.<br /> Un roman imparfait donc, là je suis tout à fait d'accord avec vous, et qui pourtant fait froid dans le dos et donne à réfléchir. Il faudrait le distribuer à tous les DRH, à tous ceux qui sont amenés à traiter l'humain dans l'entreprise.
M
Critiques vaches et billets d'humeur, moi?? :)<br /> Oui, merci Marie, votre regard sur ce roman m'intéresse _ et ce, d'autant plus que par delà ses qualités observables plusieurs thèmes me touchent plus particulièrement.
M
Hasard ou coïncidence? ce matin, peu de temps après avoir rédigé mon comm, je suis tombée sur ce livre à la bibliothèque. j'en ferai un petit compte rendu.<br /> J'aime bien moi, quand vous conseillez des livres, je compte sur vous. mais j'aime bien aussi vos critiques vaches et vos billets d'humeur;)
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