Petits cauchemars portatifs (1)
Microfictions de Régis Jauffret fait partie de ces oeuvres à la fois passionnantes et insupportables. 500 histoires assumées par 500 voix différentes, qui se succèdent dans l'ordre alphabétique des titres, avec deux pages à chaque fois, le tout présenté comme un "roman". C'est énorme, ludique, astucieusement écrit, faussement ambitieux.
Commençons par l'ambition supposée: une plongée, à cinq cents reprises, dans les noirceurs de notre monde ordonné. A chaque fois ou presque un ton constatatif pour dire la mesquinerie, la torture, l'extrême détresse, la normalisation du monstrueux. Avec un sens de la formule drôlement méchante, Régis Jauffret fait basculer, au début, au milieu ou à la fin de ces doubles pages, la morne quotidienneté dans l'abject et/ou le fantastique. Mais soyons honnêtes: on ne va guère au-delà des dénonciations convenues, avec ironie moralisante façon Truismes de Darrieussecq. La police est corrompue; le tueur en série est candide; le malade d'alzeimer est traité comme un déchet; la psychanalyste est âpre au gain; la relation conjugale est affaire de domination; notre société répond à la misère par l'indifférence; les enfants sont délaissés ou traités en objets; les suicidés sont regardés comme des coupables etc.
"Je suis un écrivain dangereux, ma production est malfaisante, nocive, le poison que renferment mes livres tue mes lecteurs", affirme le narrateur matamore de "Bienfaisante censure"; l'ensemble reste à ce niveau délirant et s'apparente à une gigantesque exagération, jubilatoire mais vaine _ avec quelques notables exceptions, comme la glaçante "Nuit sous la tente". En fait, Régis Jauffret s'est visiblement attaché au dispositif de son texte, avec un rituel répété 500 fois (monologue d'une coulée avec une phrase ou deux qui se détachent judicieusement, comme dites par un autre), se laissant volontiers aller aux facilités de l'auto-dérision: son exhibition bouffonne dans le dernier récit, "Zoo", ou encore ce vrai-faux aveu: "j'en suis réduit à écrire des histoires idiotes pour gagner ma vie". Je le soupçonne même d'avoir déroulé plusieurs dizaines de microfictions à partir de la seule saveur de leur titre ("Gamine concassée", "Les Toilettes du Flore", "Vieille pute gratuite"...).
Restent les jeux qu'offrent ces Microfictions. Il y a d'abord le plaisir troublant de tenir dans ses mains une des plus parfaites incarnations du Livre de sable imaginé par Borges: invité à ouvrir le livre au hasard, le lecteur croit tomber systématiquement sur la double page du milieu et il tombe systématiquement sur un récit nouveau. Indépendamment du plaisir de lecture pour telle ou telle microfiction, il y a la sensation de se perdre à chaque fois dans un univers cohérent mais aux cellules innombrables, une lecture que l'on pressent interminable. Autre plaisir, plus retors: le lecteur finit par repérer non seulement des thèmes récurrents, mais également des personnages quasi identiques, parfois à plusieurs centaines de pages de distance, qui semblent alors se répondre, évoluer, prendre leur revanche ou se faire écraser. Au lecteur de déceler une architecture secrète ou de s'illusionner _ les personnages ne portant jamais de noms. Et puis au détour de quelques récits mécaniquement scabreux, on se surprend à lire un texte "orphelin" qui ne ressemble à aucun autre du recueil tout en donnant une clé essentielle; c'est ainsi qu'"Encore, encore, encore" développe, en dehors de tout contexte individuel, une bien éclairante vision de la sexualité.
"Je est tout le monde et n'importe qui", avertit l'exergue avec un sérieux passablement bidon. Le livre est vaste, rempli de foutages de gueules, mais au coeur de ce demi-millier de petits "je" jouant la folie, il y en a bien deux, ou trois, ou dix, ou cent, qu'on emportera volontiers avec soi, le temps d'une lecture-consultation, le temps de traverser quelques cauchemars ricanants.