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La littérature du sous-sol
28 août 2009

Légers décalages

                                         Diana

     La rentrée littéraire, c'est très sérieux. Parlons donc un peu du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, qu'une flatteuse rumeur précède et qui assurément marquera les esprits.

     Oui d'accord, il s'agit d'un livre de 2007, et alors? La littérature étant immortelle, du moins à l'échelle de deux-trois ans, on peut bien parler du Rapport de Brodeck fin août 2009, surtout que, actualité brûlante par temps de crise, il est maintenant en poche.

     En fait je trouve ce roman assez faible, et j'en suis gêné _ oh! si gêné. Parce que c'est un roman apprécié (voir les commentaires de lecteurs bouleversés ici, par exemple), récompensé (Goncourt et pas n'importe quel Goncourt: celui des lycéens, mon vieux!), qui brasse avec une évidente sincérité une double demi- douzaine de thèmes capitaux (la logique génocidaire de la vieille Europe, la Mémoire pesante, la trahison des clercs, la connerie des cons, la force et l'impuissance de l'Art littéraire mais aussi pictural, le tourbillon assassin de la grand'ville et la tourbe sournoise des campagnes, la victime expiatoire, l'errance, le renoncement, le remords, l'incommunicabilité, la nature familière et muette), le tout dans un récit qui multiplie habilement pro- et ana-lepses, avec écriture soignée et émotion retenue.

    Et sur la 4° de couverture, on peut contempler les rapprochements éclairés d'un certain J-C.P., de Livres Hebdo: "Un livre qui fait penser à la fois à Julien Gracq, celui d'un Balcon en fôrêt, pour les descriptions de la nature, à Dino Buzzati, pour la construction et l'attente qui se crée, et à Primo Levi pour bien des raisons". A mon humble avis il vaut mieux, justement, éviter de penser à ces trois-là en lisant le Rapport de Brodeck. Question adjacente: pourquoi un critique littéraire, ou supposé tel, se croit obligé de faire dans l'hyperbole déraisonnable, et dans ce cas carrément plombante? Qu'un éditeur mette tout le paquet sur son poulain, normal (Nous n'avons rien publié d'aussi bien depuis quatre cents ans), qu'un écrivain essaye de se faire remarquer avec une touchante maladresse, c'est également concevable (Bonjour. Je suis le nouveau Céline), mais un critique?!

    En l'occurrence, le seul rapprochement pertinent, c'est Primo Lévi: oui, Philippe Claudel connaît ses classiques en matière de déshumanisation. Seulement voilà: il propose, sous forme de fiction et avec un étonnant didactisme, tout ce qui a déjà été dit avec puissance, acuité et sobriété par d'autres. Plus grave, chez Claudel, tout est théorisé immédiatement, comme pour un cours d'instruction civique à destination d'élèves peu concentrés. Est-il question de l'effacement des noms dans le camp? Aussitôt Brodeck-Claudel précise: nous n'étions déjà plus des individus. De la même manière, les aphorismes connus se succèdent sans pitié ("L'idiotie est une maladie qui va bien avec la peur"), les métaphores sont scrupuleusement filées (Brodeck qui a été traité comme un chien se retrouve confronté à tous ces porcs de villageois etc.), les antithèses sont étirées jusqu'au claquage (l'étranger promis-à-la-mort est aussi cultivé, profond, intelligent, bienveillant que les villageois sont épais, mauvais, pulsionnels). Du coup, ce texte qui pourrait (devrait?) être dérangeant, je l'ai trouvé tranquille, prudent, pépère, presque gentillet. Le bouc-émissaire raconté aux enfants. Le plus fou, c'est l'insistance de Claudel-Brodeck sur le caractère "monstrueux" de son récit, un "fatras" qui, dit-il, "zigzague" comme "un gibier traqué", qui part "dans tous les sens", alors qu'au contraire tout n'y est que mesure et équilibre étudiés (dosage histoire/Histoire, cocon familial/menaces extérieures, enracinement/nomadisme etc.) 

     Ultime petit décalage: j'ai bien conscience qu'à peu près tout ce que je reproche à l'écriture de Philippe Claudel, on pourrait me le renvoyer à la gueule, au centuple. Mais justement: il m'est bien difficile de pardonner chez les autres, a fortiori célébrés, les travers que je supporte si mal chez moi. 

    

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Commentaires
M
@ Emma: je pense que les lycéens font ce qu'ils peuvent avec la sélection finale _ souvent, en voyant la liste, j'imagine la tête des vaillants ados, et je compatis. Mais oui, les éloges de la 4° de couv', il faudrait que j'arrête de faire semblant de les prendre au sérieux ;)<br /> @ Gondolfo: bien vu! moi je vais suivre un jeune inconnu, Michel Houellebecq, je me suis laissé dire que son roman "La Possibilité d'une île" allait raffler le Goncourt à coup sûr dans quelques semaines.<br /> @ Dominique: "Les âmes grises", ah oui, souvenir identique (si ce n'est que je n'étais pas allé au bout _ mais en regardant la fin de l'adaptation ciné, j'ai pu compléter sans effort excessif)
D
J'avais lu les Ames grises du même auteur, et je m'étais ennuyée,en dépit de l'intérêt de l'histoire, trouvant là un ramassis de clichés présentés avec lourdeur, comme une bonne copie. Je n'ai jamais repris cet auteur, mais c'est vrai, on n'ose pas trop le dire, car il bénéficie d'excellentes critiques...
G
Il parait aussi qu'on doit s'attendre à un excellent ouvrage de Yasmina Reza sur la campagne de monsieur Nicolas Sarkozy et à un bouleversant ouvrage des frères d'Arvor "J'ai tant rêvé de toi". Vivement demain.
E
Ah le charme trompeur des quatrièmes de couv, en principe je ne ne les lis jamais... <br /> <br /> Pour ce qui est du Rapport, voilà un livre particulièrement ennuyeux. Je ne sais pas comment les lycéens ont pu lui décerner leur Goncourt. Pourtant, ils peuvent pas déjà être aussi gâteux que leurs aînés :D)
M
@ Marie: ah mais parfait! couacons, couacons, c'est très sain (une hégémonie des anti-Brodeck me ferait autant flipper qu'un dictat des pro-Brodeck). Je vous fais même volontiers une concession: Claudel n'est pas du pipi de chat, ni (donc) du Marc Lévy (et hop lourde allusion à votre dernier billet). Mais j'ai décidément trouvé ce récit plus poussif qu'étrange.<br /> @ Vinosse: pas fini, alors ça c'est mal mal mal, il y a quand même une sorte de chute à la fin.<br /> @ Thomas: arf, c'est vrai qu'on doit être plusieurs milliers chaque semaine à aborder les mêmes sujets, et plusieurs centaines en termes comparables. Joies du bloging de masse, on est tous en permanence copiés copieurs involontaires.
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