Légers décalages
La rentrée littéraire, c'est très sérieux. Parlons donc un peu du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, qu'une flatteuse rumeur précède et qui assurément marquera les esprits.
Oui d'accord, il s'agit d'un livre de 2007, et alors? La littérature étant immortelle, du moins à l'échelle de deux-trois ans, on peut bien parler du Rapport de Brodeck fin août 2009, surtout que, actualité brûlante par temps de crise, il est maintenant en poche.
En fait je trouve ce roman assez faible, et j'en suis gêné _ oh! si gêné. Parce que c'est un roman apprécié (voir les commentaires de lecteurs bouleversés ici, par exemple), récompensé (Goncourt et pas n'importe quel Goncourt: celui des lycéens, mon vieux!), qui brasse avec une évidente sincérité une double demi- douzaine de thèmes capitaux (la logique génocidaire de la vieille Europe, la Mémoire pesante, la trahison des clercs, la connerie des cons, la force et l'impuissance de l'Art littéraire mais aussi pictural, le tourbillon assassin de la grand'ville et la tourbe sournoise des campagnes, la victime expiatoire, l'errance, le renoncement, le remords, l'incommunicabilité, la nature familière et muette), le tout dans un récit qui multiplie habilement pro- et ana-lepses, avec écriture soignée et émotion retenue.
Et sur la 4° de couverture, on peut contempler les rapprochements éclairés d'un certain J-C.P., de Livres Hebdo: "Un livre qui fait penser à la fois à Julien Gracq, celui d'un Balcon en fôrêt, pour les descriptions de la nature, à Dino Buzzati, pour la construction et l'attente qui se crée, et à Primo Levi pour bien des raisons". A mon humble avis il vaut mieux, justement, éviter de penser à ces trois-là en lisant le Rapport de Brodeck. Question adjacente: pourquoi un critique littéraire, ou supposé tel, se croit obligé de faire dans l'hyperbole déraisonnable, et dans ce cas carrément plombante? Qu'un éditeur mette tout le paquet sur son poulain, normal (Nous n'avons rien publié d'aussi bien depuis quatre cents ans), qu'un écrivain essaye de se faire remarquer avec une touchante maladresse, c'est également concevable (Bonjour. Je suis le nouveau Céline), mais un critique?!
En l'occurrence, le seul rapprochement pertinent, c'est Primo Lévi: oui, Philippe Claudel connaît ses classiques en matière de déshumanisation. Seulement voilà: il propose, sous forme de fiction et avec un étonnant didactisme, tout ce qui a déjà été dit avec puissance, acuité et sobriété par d'autres. Plus grave, chez Claudel, tout est théorisé immédiatement, comme pour un cours d'instruction civique à destination d'élèves peu concentrés. Est-il question de l'effacement des noms dans le camp? Aussitôt Brodeck-Claudel précise: nous n'étions déjà plus des individus. De la même manière, les aphorismes connus se succèdent sans pitié ("L'idiotie est une maladie qui va bien avec la peur"), les métaphores sont scrupuleusement filées (Brodeck qui a été traité comme un chien se retrouve confronté à tous ces porcs de villageois etc.), les antithèses sont étirées jusqu'au claquage (l'étranger promis-à-la-mort est aussi cultivé, profond, intelligent, bienveillant que les villageois sont épais, mauvais, pulsionnels). Du coup, ce texte qui pourrait (devrait?) être dérangeant, je l'ai trouvé tranquille, prudent, pépère, presque gentillet. Le bouc-émissaire raconté aux enfants. Le plus fou, c'est l'insistance de Claudel-Brodeck sur le caractère "monstrueux" de son récit, un "fatras" qui, dit-il, "zigzague" comme "un gibier traqué", qui part "dans tous les sens", alors qu'au contraire tout n'y est que mesure et équilibre étudiés (dosage histoire/Histoire, cocon familial/menaces extérieures, enracinement/nomadisme etc.)
Ultime petit décalage: j'ai bien conscience qu'à peu près tout ce que je reproche à l'écriture de Philippe Claudel, on pourrait me le renvoyer à la gueule, au centuple. Mais justement: il m'est bien difficile de pardonner chez les autres, a fortiori célébrés, les travers que je supporte si mal chez moi.