Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La littérature du sous-sol
9 mai 2009

Effacements de Modiano

                           269989

      Dora Bruder  est souvent présenté comme l'un des chefs d'oeuvre de Modiano. D'ailleurs, il figure dans la sélection internationale des 1001 livres qu'il faut avoir lus dans sa vie (chez Flammarion), ce qui n'est pas nécessairement bon signe.

     De fait, les premières (dizaines de) pages de Dora Bruder m'agacèrent. Modiano a découvert inopinément, en 1988, une petite annonce du temps jadis, dans Paris-Soir : une jeune fille juive en fugue durant l'hiver 41-42, aux abords du boulevard Ornano qu'il connaît bien. La petite inconnue au destin forcément tragique obsède le romancier qui l'évoque à plusieurs reprises, dans des lettres, des interview, plus souterrainement dans un roman (Voyage de Noces, 1990 ), au point que, des années après, il se lance dans une enquête minutieuse aux résultats incertains. Très vite j'ai eu l'impression d'un prétexte, j'ai cru lire entre chaque ligne la satisfaction de Patrick Modiano exploitant un sujet inespéré, une occasion en or pour jouer au mieux l'éternelle partition modianesque: arpenter de nouveau les rues de son Paris, nous rejouer l'air de la mélancolie des jeunesses perdues, recourir à toutes les fulgurances du romancier et son goût des "détails" pour compléter des informations lacunaires, avec le drame de l'Histoire en toile de fond et la paternité problématique en ressort secret. Même dans sa façon de nommer chaque angle de rue, de noter les noms des commerces ou cinémas d'autrefois, de recopier scrupuleusement les maigres rapports des administrations de la France occupée, j'ai perçu de la sobriété affectée, comme une voix qui dirait sans cesse: "voyez comme je suis factuel, attentif, précis, voyez comme je ne vous épargne aucune bifurcation parisienne! car il ne s'agit pas d'art, ah non! c'est une enquête perdue d'avance sur la frustrante réalité!". Si en plus on compare ces notations éparses à l'incroyable travail de recherche et de réflexion accompli par Mendelsohn dans Les Disparus (et la comparaison est inévitable, tant les points communs sont nombreux: témoins introuvables car trop tardivement identifiés, supputations, portraits de familles déchirées, va-et-vient passé/présent etc.), le Dora Bruder de Modiano apparaîtra bien mince, presque vide.

    Mais c'est ce presque vide qui, paradoxalement, au fil des pages, fait le prix de la démarche de Modiano. Rarement la sensation d'effacement n'aura été aussi justement restituée. Les "traces" ou "empreintes" sont nombreuses, mais "en creux". Dans des quartiers où "les numéros des immeubles et les noms des rues ne correspondent plus à rien" et où le camp des Tourelles est devenu "Zone militaire Défense de filmer ou de photographier", on découvre l'évaporation urbaine de toute une époque pesante. Dora Bruder et toutes les autres Dora Bruder demeureront inaccessibles: les documents manquent à tout jamais, les lieux où elles vécurent et s'égarèrent sont définitivement autres. Du coup, la géographie réelle du temps passé apparaît presque magique: le pensionnat de la jeune fille a disparu, mais il apparaît au détour des Misérables de Hugo (le jardin du couvent où Valjean et Cosette se réfugient un instant se trouve à l'adresse exacte). Que reste-t-il alors de tangible? Rien, à peine des intuitions tristes: "Peut-être _ mais j'en suis sûr _ s'est-elle promenée là, dans cette zone qui m'évoque les rendez-vous d'amours secrets, les pauvres bonheurs perdus." Et puis des analogies hasardeuses, comme cette hypothèse (que Modiano sait fausse) d'une rencontre entre son père et Dora Bruder, l'hiver 42, dans le "panier à salade", rencontre qui trouve un écho quelque vingt ans plus tard, le face à face muet entre Modiano et son père, dans un autre panier à salade: rencontre indirecte, impuissante, imaginaire de toute façon, entre Dora Bruder et l'écrivain, avec pour médiateur bien dérisoire son père, qu'il connaît à peine mieux qu'un parfait inconnu. De même, le rapprochement entre la fugue de Dora Bruder et la sienne, en 1960, qui peut apparaître dans un premier temps atrocement nombriliste, débouche sur une réflexion à peine esquissée, minimale, qui loin de tenter une explication facile et insatisfaisante approfondit le mystère: "Qu'est-ce qui nous décide à faire une fugue? (...) le seul point commun avec la fugue de Dora, c'était la saison: l'hiver." A chaque chapitre, Modiano et son lecteur traversent une mémoire qui ne peut pas se matérialiser: pas d'obstacle à surmonter, pas de vide à combler, juste un effacement systématique à constater.

     Ce dépouillement extrême fait ressortir intensément la seule chose que l'on puisse vraiment savoir sur l'histoire de Dora: une terrible ironie du sort. Le pensionnat était son refuge, elle n'était pas fichée, elle aurait pu échapper aux rafles. Mais elle l'ignorait. Sa fugue, geste de liberté, la perdit. Et le père, sans doute après bien des hésitations, s'était résolu à signaler sa fugue à la police, peu de temps avant d'être lui-même déporté: "Un père essaye de retrouver sa fille, signale sa disparition dans un commissariat, et un avis de recherche est publié dans un journal du soir. Mais ce père est lui-même "recherché". Des parents perdent les traces de leur enfant, et l'un d'eux disparaît à son tour, un 19 mars, comme si l'hiver de cette année-là séparait les gens les uns des autres, brouillait et effaçait leurs itinéraires, au point de jeter un doute sur leur existence. Et il n'y a aucun recours. Ceux-là même qui sont chargés de vous retrouver établissent des fiches pour mieux vous faire disparaître ensuite _ définitivement." Dans le dernier tiers du livre, pour moi le plus passionnant, Modiano retrace à la hâte une série de basculements contemporains de celui de Dora. Comme dans ces quelques paragraphes, copies exactes de lettres envoyées à la Préfecture de police, qui révèlent, derrière la politesse forcée, la détresse de familles qui s'enquièrent du sort de leurs proches emprisonnés et se jettent ainsi dans la gueule du loup.

    "Un voile semblait recouvrir toutes les images, accentuait les contrastes et parfois les effaçait, dans une blancheur boréale". Modiano parle là d'un film de l'époque, mais on peut tout aussi bien appliquer cette observation à son écriture, dont les indécisions et les silences dessinent avec une cruelle clarté l'évanouissement des êtres.

Pour presque tout savoir sur Modiano: ce site.

Publicité
Publicité
Commentaires
M
@ Cassiopée: je ne suis pas un spécialiste de Modiano, mais il semble certain que ses (nombreuses) oeuvres se font écho de façon très explicites, autour de quelques thématiques de prédilection. Après, ses détracteurs diront qu'il radote comme le pire des vieux radoteurs, ses admirateurs qu'il creuse vaillamment son sillon.
M
@ Magda: merci. Je comprends ton manque d'enthousiasme pour la masse étouffante de livres, films (et téléfilms surtout) qui choisissent la période de l'Occupation comme ressort dramatique facile. Mais Modiano se garde bien dans ce roman, par son écriture "en creux" justement, de nous infliger une énième reconstitution historique avec costumes, ambiances, quotidien, petits salauds et grands résistants (ou l'inverse); par ailleurs, il ne s'agit pas tant de l'Occupation proprement dite que du destin, parcellaire, d'une jeune fille juive dont on ne saura pratiquement rien. On est de ce fait assez loin des narrations démonstratives qui répètent indéfiniment aux lecteurs/spectateurs _ effectivement jusqu'à l'overdose: "voilà comment ça s'est passé exactement: ne l'oublie pas!"
M
Très bel article en tout cas. Mais je ne sais pas pourquoi, toute cette littérature, toute cette cinématographie autour de l'Occupation, j'en ai ras la casquette. Le sujet est inépuisable mais... m'épuise. Dommage. J'ai peu lu de Modiano. Cela m'avait plus toutefois. J'ai un grand souvenir, très beau, de "Villa triste".
C
Moi j'ai lu un roman de lui il n'y a pas très longtemps mais je ne me souviens plus du titre :-(. (ah oui en regardant sur amazon "dans le café de la jeunesse perdue"), j'ai plutôt bien aimé (mais j'ai l'impression que ses différents livres se ressemblent non? d'après les résumés que j'en lis)
M
@ Marie: "quelque chose de brisé" allié à "une certaine sérénité", oui, j'ai ressenti aussi cette double impression. Pour votre m@nuscrit, non ça ne me "saoûle" pas (enfin, ça ne sera pas avant ce week end), mais je ne vous promets rien pour le "retour", j'ai surtout peur de retrouver la même impression et donc de ne rien vous apporter de nouveau. <br /> <br /> @ Gondolfo: oui. Ce n'est pas forcément suffisant pour susciter l'enthousiasme (beaucoup d'écrivains ont un "vrai ton", en regardant de près), mais c'est sûr que lire "un Modiano" a un sens bien précis.
La littérature du sous-sol
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité